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Dans la vallée des auts' mecs
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2 août 2013

La patience implacable des âmes ligneuses

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Des mouvements de fond façonnent profondément le monde. Des processus secrets qui échappent  (depuis quand?) à notre perception, et définissent par là-même les limites de notre conditionnement humaine, animent perpétuellement la grande mécanique terrestre. C'est cela que je devine au contact de la nature oubliée. Cela qui explique les sensations étranges qui me gagnent lorsque des indices subtils mais éclatants viennent soudain me révéler le lent glissement d'une saison vers une autre. Cela qui, dans la contemplation des cimes, des forêts, des cycles de la vie et de la mort, ancre profondément dans mon âme migratrice une vaste tristesse joyeuse. La conscience des millénaires sur lesquels je vogue. Le rappel de mon passé sauvage. L'explication du goût de mon sang.

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Il existe, dans la VDAM, des vallons secrets de l'étage subalpin où l'on trouve des forêts que l'on pourrait penser être des forêts primaires, donc jamais touchées par  l'homme, même si on ne peut plus dire qu'il en existe en Europe. On parlera alors, avec Bernard Boisson, de "forêts primordiales" c'est-à-dire de forêts qui tendent à revenir à "l’état premier vers lequel retourne la nature quand elle n’est plus gérée par l’homme". On pourrait s'y croire aux origines du monde, avec un peu d'imagination...ou de gros efforts pour retrouver sa propre âme primordiale.  Je viens de passer 3 nuits dans une forêt comme celle-ci. Pour voir...

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Au début l'objectif était le suivant : passer 72 heures là-dedans, sans jamais en sortir. Sans se laisser tenter par un petit regard dans la plaine ni une escapade vers les hauteurs. En d'autres termes, je m'étais lancé un petit défi. Tout ce qu'il faut en somme pour faire fuir la grâce...

J'ai passé des heures à contempler les sapins argentés, à apprécier de mes mains et de mes joues la texture de leur écorce, humer leur résine, caresser l'usnée qui macule leurs branches, chercher la vie dans leurs cimes lointaines, me demander comment un seul être pouvait à la fois porter sur lui les marques des luttes anciennes et de la mort dans ses branches cassées, le poids de l'expérience dans son bois dur qui résonne d'un timbre mat et profond quand je frappe dessus, et puis la plus incroyable jeunesse, tendre et vigoureuse, dans ses jeunes rameaux de l'année encore poisseux comme des nouveaux-nés. Montrez moi un homme qui m'offre ça dès le premier regard ! Des paroles tombaient de ces arbres au moindre souffle de vent. Mais, venu en conquérant, je ne voulais extraire le sens qu'à la force de la raison et du dérèglement de mes sensations. Pas question de prendre ce que me donnait l'arbre en toute simplicité.  J'ai donc un peu raté mon rendez-vous avec la forêt.

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Dès le premier soir, j'ai commencé à naviguer entre les troncs à la recherche d'une distraction, faisant quelques photos de piètre qualité avec mon pauvre 18-55 mm. Ici la digitale pourpre à la tombée de la nuit, puis la nuit qui arrive :

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Le lendemain matin, j'ai craqué. C'est dur la forêt, cette absence d'horizon, le ciel qui se dérobe, la respiration qui se complique. Alors je l'ai traversée en hâte, vers le haut. Ironie souvent vécue dans la nature, alors que je ne montrais plus de précaution dans mes déplacements, je suis tombé sur des animaux et pas les moindres : pics noirs et 3 femelles de grand tétras ! La poisse ! (et la honte). Bon.

Là-haut, mon regard s'est à nouveau grisé de l'immensité de ma petite VDAM. Chaque sommet à sa place, les forêts bien rangées sur leurs versants, la plaine d'où personne ne peut me voir et, dans un coin, une cabane où je dors assez souvent (la place est libre, il n'y a pas de berger dans les Pyrénées ou juste dans les contes)  :

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Et puis, je savais que je les trouverais là, c'est un de leur vallon préféré, les isards :

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Il s'agissait d'une reprise de contact avec le monde habituel de la montagne où la solitude n'a pas le même poids que dans la forêt. Puis je suis rentré au bois et j'y suis resté les 48 heures restantes en essayant d'être plus attentif et moins fébrile. Je me suis déplacé comme un fantôme poli entre les troncs, les tapis de myrtilles et les rhododendrons, faisant de longues stations devant les arbres remarquables, un peu intimidé finalement par ces monstres taciturnes en sommeil. J'ai vu beaucoup d'oiseaux : pigeons ramiers, grives, mésanges, pics, grimpereaux. Tous parfaitement dissimulés et fugitifs, difficiles à photographier, un peu comme je me fantasme couramment en définitive. Voici un petit grimpereau :

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et un pigeon ramier (palombe quoi !) se nourrissant de myrtilles :

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J'ai médité aussi sur le sens du mot "chandelle" par lequel on désigne à la fois le tronc mort d'un vieux sapin encore debout, refuge à insectes criblé de forages de pics, et la pousse terminale de ces mêmes sapins. Notre langage est parfois bien symbolique  :

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Il ne fait que prendre exemple sur la nature peut-être. Ici, deux rejetons de sapins argentés poussent sur le cadavre couché d'un troisième :

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Dans l'après-midi, les frondaisons bruissaient du vol de milliers de ces insectes (syrphes?) venus y quérir pitance :

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Au bord d'un ruisseau, dans un espace dégagé, la lumière se piquait à un chardon :

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Dans les clairières j'ai longtemps tourné autour de la digitale pourpre :

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Et le dernier soir venu, je me suis couché auprès de ces campanules attendant le départ du soleil :

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Il est dur de pénétrer dans la forêt, d'y rester longtemps. J'ai encore beaucoup de choses à désapprendre pour y arriver, ces trois jours me l'ont montré. Aujourd'hui, ça doit jaser là-haut, ils doivent bien rire de moi les sapins, avoir pitié aussi, un peu. Ils restent pour moi les fascinants totems vivants d'une vieille religion morte : celle de la terre livrée à elle-même.

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